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Le bar à poèmes
8 août 2023

Mahmoud Darwich (1941 - 2008) / محمود د رويش : Onze astres sur l’épilogue andalou

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Onze astres sur l’épilogue andalou

 

1

                                                             Au dernier soir

                                                             Sur cette terre

 

Au dernier soir sur cette terre nous détachons nos jours

De nos arbrisseaux, et comptons les côtes que nous emporterons

Et celles que nous laisserons. Là. Au dernier soir

Nous ne disons adieu à rien, et ne trouvons pas le temps pour notre fin

Tout demeure en l’état. Le lieu renouvelle nos rêves

Et ses visiteurs. Soudain nous ne sommes plus capables d’ironie

Car le lieu est apprêté pour accueillir le néant Ici, au dernier soir

Nous saturons nos yeux des montagnes qui ceignent les nuages. Conquête et

     reconquête

Et un temps ancien qui remet à ce temps nouveau les clefs de nos portes

Entrez dans nos maisons, ô conquérants, et buvez notre vin

Sur le mode simple de notre mouwachah (1). Car nous sommes la nuit à sa

     mienuit. Et nulle

Aube portée par un cavalier venu du dernier appel à la prière

Notre thé est vert et chaud, buvez-le, nos pistaches sont fraîches, mangez-les

Et les lits sont verts en bois de cèdre, cédez au sommeil

Après ce long siège, et dormez sur le duvet de nos rêves

Les draps sont mis, les parfums déposés aux portes, et les miroirs nombreux

Entrez-y pour que nous en sortions jusqu’au dernier. Et sous peu nous

     chercherons ce que

Fut notre Histoire autour de la vôtre dans les contrées lointaines

Et à la fin nous nous demanderons : l’Andalousie fut-elle

Là ou là-bas ? Sur la terre... ou dans le poème ?

 

(1) Le mouwachah,, chant arabo-andalou, originaire de la lointaine al-Andalus est une des expressions majeures

de la musique et de la littérature arabes

 

2

                                                             Comment écrire

                                                             Au-dessus des nuages

 

Comment écrire au-dessus des nuages le legs des miens ? Et les miens

Quittent le temps ainsi qu’ils abandonnent leurs manteaux dans les maisons, et

     les miens

Chaque fois qu’ils édifient une citadelle l’abattent pour dresser

Une tente qui abrite leur nostalgie du premier palmier. Les miens trahissent les

     miens

Dans les guerres de la défense du sel. Mais Grenade est d’or

De la soie des mots brodés d’amandes, de l’argent des larmes dans

La corde du luth. Grenade est toute à la grande ascension vers elle-même

Et il lui revient d’être telle qu’elle le désire : la nostalgie pour

Toute chose passée ou qui passera ; L’aile d’une hirondelle effleure

Le sein d’une femme dans son lit, et elle crie : Grenade est mon corps

Un homme égare sa gazelle dans les prairies, et il crie : Grenade est mon pays

Et je suis de là-bas, alors chante, que les chardonnerets construisent de mes

     côtes

Un escalier au ciel proche. Chante la geste de ceux qui montent vers

Leur fin, lune après lune dans la ruelle de l’année. Chante les oiseaux du jardin

Pierre après pierre. Que je t’aime toi qui m’a dépecé

Corde après corde sur le chemin vers sa nuit chaude. Chante

Et le parfum du café après toi a perdu son matin. Chante mon départ

Du roucoulement des palombes sur tes genoux et du gîte de mon âme

Dans les lettres de ton nom simple. Grenade est destinée au chant, alors

     chante !

 

3

                                                     J’ai derrière le ciel

                                                     Un ciel

 

J’ai derrière le ciel un ciel pour revenir, mais

Je continue à polir le métal de ce lieu, et je vis

Une heure qui discerne l’invisible. Je sais que le temps

Ne sera pas deux fois mon allié, et je sais que je sortirai de ma

Bannière, oiseau qui ne se pose sur nul arbre

Je sortirai de toute ma peau, et quelques mots sortiront de ma langue sur

     l’amour chez Lorca

Qui habitera ma chambre

Et verra ce que j’ai vu de la lune bédouine. Je sortirai des

Amandiers, duvet sur l’écume de la mer. L’étranger est passé

Portant sept siècles de chevaux. Il est passé là l’étranger

Pour que l’étranger passe là-bas. Je sortirai sous peu

Des rides de mon temps, étranger à Shâm et à l’Andalousie

Cette terre n’est pas mon ciel, mais ce soir est mien

Et les clefs m’appartiennent, et les minarets et les lanternes, et moi

Egalement, je m’appartiens. Je suis l’Adam des deux édens,

L’un et l’autre perdus

Alors chassez-moi lentement,

Et tuez-moi lentement

Sous mon olivier

Avec Lorca.

 

4

                                                       Je suis l’un

                                                       Des rois de la fin

 

... Et je suis l’un des rois de la fin. Je saute de ma

Jument dans le dernier hiver. Je suis le dernier soupir de l’Arabe

Je n’ai pas vue sur le myrte au-dessus des toits, et je ne

Regarde pas autour de moi de peur que ne me voie quelqu’un qui me

     connaît

Qui sait que j’ai frappé le marbre des mots pour que ma femme traverse

Nu-pieds les flaques de lumière. Je n’ai pas vue sur la nuit de peur

D’y apercevoir une lune qui enflammait tous les secrets de Grenade

Corps après corps. Je n’ai pas vue sur l’ombre, pour ne pas voir

Quelqu’un portant mon nom et courant derrière moi :

Délivre-moi de ton nom

Et remets-moi l’argent du peuplier. Je ne me retourne pas, je crains

De me souvenir que je suis passé sur terre. Pas de terre

Dans cette terre, depuis que le temps s’est brisé autour de moi, débris et débris

Je n’étais pas amoureux pour croire les eaux miroirs

Comme je l’ai dit aux vieux amis. Et point d’amour qui intercède pour moi

Depuis que j’ai accepté le Pacte de paix je n’ai plus de présent

Pour passer demain près de ma veille. La Castille brandira

Sa couronne sur le minaret de Dieu. J’entends le cliquetis des clefs dans

La porte de notre Âge d’Or. Adieu notre histoire. Serais-je celui

Qui refermera la dernière porte du ciel ? Je suis le dernier soupir de l’Arabe

 

5

                                               Un jour je m’assoirai

                                               Sur le trottoir

 

Un jour je m’assoirai sur le trottoir, le trottoir de l’étrangère

Je n’étais pas un narcisse, bien que défendant mon image

Dans les miroirs. As-tu jamais été là, l’étranger ?

Cinq siècles passés et achevés, et notre rupture demeure, là, inaboutie

Et entre nous les lettres, toujours, et les guerres

N’ont pas modifié les jardins de ma Grenade. Certain jour je passe par ses

     lunes

Et je frotte d’un citron mon désir. Enlace-moi que je renaisse

Des parfums d’un soleil, d’un fleuve sur tes épaules, de pieds

Qui égratignent le soir et il verse des larmes de lait à la nuit du poème

Je ne fus pas un passant dans les mots des chanteurs

J’étais leurs paroles

La réconciliation d’Athènes et de la Perse, un Orient étreignant un Occident

Dans le départ vers une même essence. Enlace-moi que je renaisse

D’épées damascènes dans les magasins. Il ne reste de moi

Que ma vieille armure, la selle sertie d’or de mon cheval. Il ne reste de moi

Qu’un manuscrit d’Averroès, le Collier du pigeon, et les traductions

J’étais assis sur le trottoir, place des pâquerettes

Et je comptais les pigeons : un, deux, trente... et les jeunes filles qui

Subtilisaient l’ombre des arbrisseaux sur le marbre, et me laissaient

Les feuilles de l’âge, jaunies. L’automne est passé par moi et je n’y ai pas pris

     garde 

Tout l’automne est passé, et l’Histoire est passée sur ce trottoir

Et je n’y ai pas pris garde 

 

6

 

                                             La vérité a deux visages

                                             Et la neige est noire

 

La vérité a deux visages et la neige est noire sur notre ville

Nous ne pouvons désespérer plus que nous ne l’avons fait, et la fin marche vers

Les remparts. Sûre de ses pas

Sur ces dalles mouillées de larmes. Sûre de ses pas

Qui mettra en berne nos étendards ? Nous ou Eux ? Et qui

Nous donnera lecture du Pacte de paix, ô roi de l’agonie ?

Tout est apprêté pour nous. Qui dépouillera notre identité de nos noms.

Toi ou Eux ? Et qui posera en nous

Le sermon de l’errance : « Nous avons été incapables de briser l’encerclement

Remettons les clefs de notre paradis à l’émissaire de la paix, et nous serons

     saufs... »

La vérité a deux visages. Notre emblème sacralisé était un glaive dans nos

     mains

Et un glaive pointé vers nous. Qu’as-tu fait de notre forteresse avant ce jour ?

Tu n’as pas combattu car tu crains le martyre, mais ton trône sera ton cercueil

Porte ton cercueil et préserve le trône, ô roi de l’attente

Ce départ nous laissera poignée de poussière

Qui enterrera nos jours après nous ? Toi ou Eux ? Et qui

Hissera leurs bannières sur nos remparts : Toi ou

Un cavalier désespéré ? Qui suspendra leurs cloches sur notre voyage

Toi ou un pauvre garde ? Tout est apprêté pour nous

Pourquoi éterniser la fin, ô roi de l’agonie ?

 

7

 

                                          Qui suis-je

                                          Après la nuit de l’étrangère ?

 

Qui suis-je après la nuit de l’étrangère ? Je sors de mon rêve

Effrayé par l’incertitude du jour sur le marbre de la demeure, par

La pénombre du soleil dans les roses, par le jet du bassin

Effrayé par le suc sur les commissures des figues, par ma langue

Effrayé, par un air apeuré qui peigne un saule pleureur, effrayé

Par la netteté du temps plein, et par un présent qui n’est plus

Présent. Effrayé par mon passage dans un monde qui n’est plus

Le mien. Toi le désespoir, sois miséricorde. Toi la mort sois

Une grâce pour l’étranger qui discerne l’invisible plus net qu’un

Réel qui n’est plus réalité. Je tomberai d’une étoile

Du ciel sur une tente en route... vers où ?

Où est le chemin qui mène à quoi que ce soit ? Je vois l’invisible plus net

     qu’une

Rue qui n’est plus ma rue. Qui suis-je après la nuit de l’étrangère ?

J’allais vers moi dans les autres, et voilà que

Je me perds et perds les autres. Mon cheval sur le littoral atlantique s’est

     volatilisé

Et mon cheval sur le littoral méditerranéen plante en moi la lance du Croisé.

Qui suis-je après la nuit de l’étrangère ? Je ne peux revenir à

Mes frères auprès du palmier de ma vieille maison, ni toucher le

Fond de mon abîme. L’Invisible ! Point de cœur à l’amour, point

De cœur à l’amour pour y élire demeure après la nuit de l’étrangère 

 

8

 

                                          Toi l’eau

                                          Sois une corde à ma guitare

 

Toi l’eau sois une corde à ma guitare. Les conquérants sont venus

Et les conquérants anciens sont passés. Difficile de me souvenir de mon visage

Dans les miroirs. Sois ma mémoire et je verrai ce que j’ai perdu

Qui suis-je après cet exode ? J’ai un rocher

A mon nom sur des plateaux. Ils ont vue sur ce qui s’est écoulé

Et achevé. Sept siècles marchent à mes côtés derrière les remparts de la ville

En vain s’arrondit le temps pour que je sauve mon passé d’un instant

Qui à présent donne naissance à l’histoire de mon exil en moi et dans les autres

Toi l’eau sois une corde à ma guitare. Les conquérants sont venus

Et les conquérants anciens sont passés vers le Sud, peuples qui restaurent leurs

     jours

Dans les amas du changement. Je sais qui j’étais hier. Qui serais-je

Dans un lendemain sous les bannières atlantiques de Colomb ? Sois une corde

Toi l’eau et sois une corde à ma guitare. Point d’Egypte en Egypte, point

De Fès à Fès, et Damas s’éloigne. Et pas de faucon dans

L’étendard des miens. Pas de fleuve à l’est des palmiers assiégés

Par les chevaux agiles des Mongols. Dans quelle

Andalousie disparaîtrai-je ? là

Ou là-bas ? Je saurai que j’ai décédé et qu’ici j’ai laissé

Le meilleur de moi. Mon passé. Je n’ai plus que ma guitare

Toi l’eau sois une corde à ma guitare. Les conquérants sont partis

Et sont venus les conquérants.

 

9

 

                                             Dans le grand départ

                                             Je t’aime plus encore

 

Dans le grand départ je t’aime plus encore. Sous peu

Tu refermeras la ville. Je n’ai pas de cœur dans tes mains, et pas

De chemin qui me porte Dans le grand départ je t’aime plus encore

Notre grenadier après toi a perdu sa sève. Plus légers les palmiers

Plus légères les collines, et nos rues dans le crépuscule

Et la terre qui dit adieu à sa terre. Plus légers les mots

Et les contes sur les marches de la nuit. Mais mon cœur est lourd

Laisse-le là, qui hurle autour de ta maison et pleure les beaux jours

Je n’ai d’autre patrie que lui. Dans le grand départ je t’aime plus encore

Je vide l’âme des derniers mots. Je t’aime plus encore

Dans le départ les papillons guident nos âmes. Dans le départ

Nous nous souvenons d’un bouton de chemise perdu, et nous oublions

La couronne de nos jours. Nous nous souvenons de la sueur au parfum

     d’abricot, et nous oublions

La danse des chevaux dans les nuits de noces. Dans le départ

Nous égalons l’oiseau. Nous compatissons pour nos jours et nous nous

     contentons de peu

Il me suffit de toi le poignard doré qui fais danser mon cœur meurtri

Tue-moi lentement et je dirai : Je t’aime plus que

Je ne l’ai dit avant le grand départ. Je t’aime. Rien ne me fait mal

Ni l’air, ni l’eau. Plus de basilic dans ton matin, plus

De lys dans ton soir qui m’endolorissent après ce départ.

 

10

 

                                              Je ne désire de l’amour

                                              Que le commencement

 

Je ne désire de l’amour que le commencement. Au-dessus des places de ma

     Grenade

Les pigeons ravaudent le vêtement de ce jour

Dans les jarres, du vin à profusion pour la fête après nous

Dans les chansons, des fenêtres qui suffiront et suffiront pour qu’explosent les

     fleurs du grenadier

 

Je laisse le sambac dans son vase. Je laisse mon petit cœur

Dans l’armoire de ma mère. Je laisse mon rêve riant dans l’eau

Je laisse l’aube dans le miel des figues. Je laisse mon jour et ma veille

Dans le passage vers la place de l’oranger où s’envolent les pigeons.

 

Suis-je celui qui est descendu à tes pieds pour que montent les mots

Lune blanche dans le lait de tes nuits ? Martèle l’air

Que je voie, bleue, la rue de la flûte. Martèle le soir

Que je voie comment entre toi et moi s’alanguit ce marbre.

 

Les fenêtres sont vides des jardins de ton châle. En un autre temps

Je savais nombre de choses de toi, et je cueillais le gardénia

A tes dix doigts. En un autre temps je possédais des perles

Autour de ton cou et un nom gravé sur une bague d’où jaillissait la nuit

 

Je ne désire de l’amour que le commencement. Les pigeons se sont envolés

Par-dessus le toit du ciel dernier. Ils se sont envolés et envolés

Il restera après nous du vin à profusion dans les jarres

Et quelque terre suffisante pour que nous nous retrouvions, et que la paix soit

 

11

 

Les violons

 

Les violons pleurent avec les gitans qui partent pour l’Andalousie

Les violons pleurent les Arabes qui sortent de l’Andalousie

 

Les violons pleurent un temps perdu qui ne reviendra pas

Les violons pleurent une patrie perdue qui peut-être reviendra

 

Les violons enflamment les forêts de cette obscurité lointaine, si lointaine

Les violons ensanglantent les couteaux et hument mon sang dans ma veine

     jugulaire

 

Les violons pleurent avec les gitans qui partent pour l’Andalousie

Les violons pleurent les Arabes qui sortent de l’Andalousie

 

Les violons, chevaux sur une corde de mirage et une eau qui geint

Les violons, chant de lilas sauvages qui s’éloigne et revient

 

Les violons, monstre que torture l’ongle d’une femme qui l’effleure et

     s’éloigne

Les violons, armée qui édifie un cimetière de marbre et de nahawand

 

Les violons, anarchie de cœurs qu’affole le vent dans les pas de la danseuse

Les violons, essaims d’oiseaux qui s’échappent de la bannière inachevée

 

Les violons, plainte de la soie ridée dans la nuit de l’amante

Les violons, voix du vin lointain sur un désir révolu

 

Les violons me suivent, ici et là-bas, pour se venger de moi

Les violons me recherchent pour m’occire, où qu’ils me trouvent

 

Les violons pleurent les Arabes qui sortent de l’Andalousie

Les violons pleurent avec les gitans qui partent pour l’Andalousie

 

                                                                                           1992

 

 

Traduit de l’arabe par Elias Sanbar

In, Mahmoud Darwich : « La terre nous est étroite et autres poèmes »

Editions Gallimard (Poésie), 2000

 

 

Du même auteur :

Fresque sur le mur (29/06/2014)

Pluie d’automne lointain (29/08/2015)

 إلـى أمّــي /A ma mère / (29/08/2016)

La quasida de Beyrouth (29/08/2017)

درس من كاما سوطرا  /  L’art d’aimer  (29/082018)

L’enfant réfugié (29/08/2019)

Poèmes sur un amour ancien (29/08/2020)

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